vendredi 20 février 2009

A la recherche du “grand projet”


Après avoir déterminé notre sujet vers la fin de l’année 2007, nous avons souhaité enclencher rapidement le projet, de manière à pouvoir aller sur place en confrontant nos esquisses à la réalité. Conditionnés par les documents à notre disposition, des graphiques chocs du premier volume des shrinking cities, aux témoignages alarmistes de Stalking Detroit, en passant par les reportages d’investigation télévisés ou autres références cinématographiques, nous nous devions de prendre la mesure de la situation en répondant par un « grand projet ». Grand projet comme réponse à notre dégoût pour le libéralisme urbain, comme un moyen de mesurer notre implication auprès des gens qui souffrent à Détroit, avec cynisme et chimère utopique comme mots d’ordre.

A la recherche de radicalité, avec pour référence le Monument continu, nous avons exploité littéralement la proposition de Superstudio, ignorant que la force du mouvement radical résidait dans son rapport à l’abstraction ambiguë qu’il entretient. L’enjeu était alors d’embrasser les facteurs économiques, sociaux, et culturels, la réponse fut donc unique. De nombreuses analyses incombent la faillite de la ville à sa trop faible superficie, et l’empêchent de tirer parti de la prospérité de la banlieue. Notre proposition était de densifier la frontière de la ville, dans cette frange où le foncier n’a plus aucune valeur pour enclencher un processus de migration. Le projet s’inclut dans cette logique de la ville comme le reflet du capital, la main d’oeuvre bon marché se met à disposition des plus riches dont la propriété jouxte Detroit. Mais le rapprochement de populations aux revenus si opposés fait jouer la spéculation foncière en défaveur des plus aisés, bientôt condamnés à quitter leur maison pour aller s’installer bien plus loin dans la banlieue. Le projet compte alors sur une réaction de proche en proche qui permet, comme ce fut le cas lors des émeutes de 1967 , d’investir peu à peu un patrimoine qui lui est refusé, et de se libérer de la prison qu’est Détroit.



Le regard critique que nous portons sur cet avant-projet peut s’expliquer en le rapprochant d’autres travaux similaires, nombreux à Détroit, qui ont cette ambition démonstrative, et qui se définissent comme étant une extraction de la réalité.


En partenariat avec le Frac Orléans, l’artiste architecte Kyong Park a démonté une maison abandonnée de Detroit pour la rassembler à l’exposition Archilab de 2001. Ce projet nommé «24620: house Abducted», difficile à interpréter, fait parti de ce type de cette production contemporaine dénonciatrice. De toute évidence, il cherche en premier lieu à alerter l’opinion publique. Mais on peut s’interroger sur cette décontextualisation de la problématique. Vise-t-elle justement à outrer cette réalité pour la rendre plus flagrante. Quoi qu’il en soit, les moyens sollicités pour le déplacement de la maison, ajoutés au spectacle de ce regroupement d’une soit disant élite, plus branchée qu’intellectuelle, déconnectée de la problématique, en train de fêter le vernissage de l’exposition, serait sans doute insoutenable pour celui qui dut abandonner cette même maison. Le risque de toute intervention extérieure de la part de celui qui revendique sa position d’intellectuel, est de tomber dans la caricature stérile.

Pire, on peut reprocher à notre projet comme à celui de Kyong Park d’entretenir le my the de Détroit. Les deux démarches sont finalement similaires à celle des journalistes américains qui, s’ils ne déforment pas les images, les sélectionnent pour coller au fantasme que l’américain moyen s’est construit à propos de Détroit. L’ironie est telle que la phrase d’ouverture de Debord, détournant le fétichisme Marxien de la marchandise, introduit La société du spectacle par cette phrase: « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. ». La notion de « spectacle » suivant la définition de Debord s’applique merveilleusement au contexte de détroit, berceau de Motown, compagnie de disque américaine. Il est à la fois l’appareil de propagande de l’emprise du capital sur les vies, aussi bien qu’un « rapport social entre des personnes, médiatisé par des images ». Debord serait conforté dans sa thèse sur l’aliénation de la société de consommation, car Détroit en est l’illustration littérale, le « spectacle » s’est substitué à « l’immense accumulation de marchandises », et apparaît comme le stade achevé du capitalisme. Ludwig Feuerbach, en écrivant ces mots, semble s’adresser directement à Kyong Park,« Et sans doute notre temps... préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être... Ce qui est sacré pour lui, ce n’est que l’illusion, mais ce qui est profane, c’est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l’illusion croît, si bien que le comble de l’illusion est aussi pour lui le comble du sacré. » 1




En arrivant à Détroit, nous avons très vite compris que ce projet n’allait flatter que nos égos. Par une présentation succincte du projet aux autochtones, ils montrèrent systématiquement une sorte de lassitude à voir que leur ville était une fois de plus carricaturée, manipulée à des fins malhonnêtes. Ce mémoire ne doit pas être un prétexte pour retracer tous nos détours et faire la généalogie des impasses auxquelles nous avons été confrontés. Cependant, le changement de cap effectué après cet échec fut déterminé par cette angoisse de tomber dans la caricature, et il semble essentiel de le souligner pour comprendre la suite de notre travail.

1. FEUERBACH, L’essence du christianisme, Préface à la deuxième édition


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