jeudi 19 février 2009

Detroit, origines et conséquences urbaines


Detroit = Motor City

“Motor City, pauvre violente et abandonnée”

« Il y a encore trente ans, Detroit, la capitale de l’automobile comptait deux millions d’habitants. Aujourd’hui, il n’en reste qu’environ 800 000, dont une très grande majorité d’Afro-Américains. Plus de 25 % de ses habitants vivent sous le seuil de pauvreté : Motor City est deux fois plus pauvre que la moyenne nationale.

Le centre a été déserté par la communauté blanche dans les années 1980. Des quartiers entiers se sont vidés de leurs habitants. Avec la montée de la criminalité et la crise économique, la communauté blanche a trouvé refuge dans des banlieues plus chics. Détroit détient le triste privilège d’être la ville la plus dangereuse des Etats-Unis. Rien qu’au mois de juin, il y aurait eu trente meurtres. Son jeune maire de 38 ans, Kwame Kilpatrick, surnommé « le maire hip-hop » pour l’intérêt qu’il porte à cette musique, a été inculpé en mars pour une affaire de corruption mêlant vie privée et politique. Il a démissionné en septembre et est en prison.

La crise des subprimes - ces crédits immobiliers à risques - n’a pas épargné la ville. En 2007, Détroit était la ville qui a connu le plus grand nombre de saisies immobilières. Sur les six premiers mois de 2008, le prix des maisons a chuté de 60 %. « C’est le moment d’investir, on peut acheter une très belle maison pour 10 000 dollars ! », ironise Paul Bensman, un promoteur immobilier. « Mes amis me demandent «mais comment tu fais pour vivre à Détroit ?» Moi, je reste optimiste. Je suis sûr que cette ville peut trouver une alternative à l’automobile. »

Extrait de
Motor City, pauvre violente et abandonnée,BRAFMAN, Nathalie, Le Monde, 04.12.2008


Cet article, échantillon très représentatif de ce que l’on peut lire dans la presse écrite sur Détroit, stigmatise assez justement les faits, qui bien que réels et propres à la ville, semblent aussi participer à l’élaboration du “mythe” de Detroit comme ville condamnée. En effet, la compilation des ces chiffres et données alarmantes, choisis dans le but d’alimenter une vision fanstasmée d’un désastre social et économique, résume certes une situation qui relève de la tragédie, mais qui ignore sa plus grande complexité.


Détroit, berceau de l’industrie automobile américaine, à vu la première route goudronnée de toute l’histoire de l’humanité, réalisée en 1901; un an plus tard, grâce à cette industrie, la ville a compté son premier millionnaire, Ransom Olds1. En effet Detroit a été le théâtre de la réussite d’un système économique et politique libéral avant d’être celui de l’échec incontestable de ce dernier. Cette caractéristique extrême des situations participe vraisemblablement a ce besoin d’exacerber les événements.

La ville prend donc son essor au début du siècle dernier et profite de cette efficacité propre au continent pour fructifier, et ce pendant un demi siècle, période pendant laquelle l’industrie automobile n’a jamais vraiment cessé de se développer, malgré la grande dépression. Cette période correspond à la suprématie indiscutée des Etats-Unis sur le reste du monde, sa capacité innovatrice lui est acquise, et son industrie flamboyante en est la preuve irréfutable. Attentive à son image, Détroit montre son plus beau profil: alors que les plus pauvres, privé de leur dernier biens, après la crise de 1930, tentent d’accéder en Californie... Detroit est idéalisé, et apparaît comme modèle d’intégration.
A travers tout le pays, on montre et on salue la construction de ces quartiers ouvriers, modèles d’une architecture fonctionnelle, hygiéniste et non ségrégationniste. Les premiers migrants sont accueillis en grande pompe, et c’est l’image qui va rester. La fresque de Rivera « Détroit Industry » glorifiant les ouvriers travaillant dans l’usine de Rouge Plant, suscite la plus grande attention, en 1933. Le faste et la frénésie dans lequel Détroit se complaît jusqu’à la fin des années 1960 atténue les signes avant coureurs et pourtant révélateurs de sa future faillite. Le premier événement date de 1929. Avant cette date, les banques de Détroit semblent prospères, du moins virtuellement. L’argent des banques est systématiquement injecté dans les industries automobiles, perçues comme invincibles. Entreprises et banques ont leur destin lié, et ne peuvent exister l’une sans l’autre. Le système est totalement corrompu. Lors de la banqueroute de 1929, les banques ne peuvent supporter l’effondrement du Dow Jones, car elles ont accordé trop de prêts pour pouvoir rembourser le public. Détroit n’est pas le seul responsable du déclenchement de cette crise, mais plus que les autres, elle vivait au-dessus de ses moyens, et la corruption a amplifié l’impact sur cet effondrement du jeudi noir.

L’arrivée des voitures asiatiques sur le marché américain en 1965 surprend Détroit. Dans un premier temps, les grandes firmes américaines regardent dédaigneusement cette concurrence qui ne fait pas le poids face aux géants nationaux. Pourtant, les firmes japonaises s’emparent d’un nouveau marché, en proposant des voitures peu coûteuses. Lorsque les trois grandes firmes américaines prennent conscience du danger, il est déjà trop tard. L’automobile américaine, malgré ses dimensions, a pris une image obsolète, la main d’oeuvre peu qualifiée est montrée du doigt. La lenteur d’adaptation des entreprises est critiquée à travers tout le pays : Détroit devient une honte nationale.
Le pays garde une vision très naïve de la situation à Détroit jusqu’en 1967. La présence des très riches et des très pauvres dans des quartiers juxtaposés était, pour les américains, la preuve d’une belle réussite de mixité sociale. Le peuple américain ne s’attendait pas aux révoltes de 1967, puisque l’émeute de 1943 avait eu un très faible retentissement sur les grands medias. Les américains resteront longtemps choqués par la violence des « émeutes ». Détroit tombe de façon soudaine mais justifiée de son piédestal, et elle ne s’en est toujours pas remise. Cette prise de conscience était indispensable pour que le gouvernement se décide à intervenir là où les administrateurs de la ville avaient renoncé.

Aujourd’hui, les intentions de campagne du président Barack Obama sur la question de l’indépendance énergétique et de l’écologie, associée aux difficultés économiques des trois constructeurs automobiles américains, General Motor, Ford et Chrysler placent de nouveaux Détroit au cœur de l’attention des médias. En effet, le sénateur démocrate a beaucoup insisté sur la situation des constructeurs automobiles, qui après les difficultés dues à l’augmentation du prix de l’essence, sont désormais inquiétés par la crise financière, les concessionnaires faisant faillite, et les gens ne pouvant obtenir de prêt pour acheter une voiture : « lorsque j’ai discuté avec les constructeurs automobiles, ils sont actuellement, de toute évidence, dans la ligne de mire. [...] il est important pour nous d’obtenir des garanties de prêts pour les constructeurs automobiles, mais il faut qu’ils se montrent responsables et qu’ils produisent, à l’avenir, des voitures à basse consommation de carburant. A cet égard, Détroit a traîné les pieds trop longtemps. Il s’agira d’une de mes priorités absolues parce que le transport représente environ 30% de notre consommation énergétique totale. Si nous obtenons ce résultat, nous pouvons non seulement nous rapprocher de l’indépendance énergétique, mais nous pouvons également créer 5 millions d’emplois dans notre pays, y compris au coeur de l’Amérique »2. Tous les ingrédients sont là: stigmatisation, galvanisation du peuple sur sa capacité à s’adapter et faire face à de nouveaux défis, et redevenir maîtres du monde. On assiste à un renversement total pour la ville de Détroit, car si elle est critiquée pour ses erreurs passées qui la rendent indigne de son pays, elle est appelée à devenir à nouveau un moteur de l’économie américaine, le futur président s’engage même à favoriser cette reconversion. Les périodes les plus fastes comme les plus difficiles du pays font de Détroit leur symbole, depuis la révolution industrielle jusqu’à la protection de l’environnement.

1. The Detroit Almanac 300 years of life in Motor City, Detroit Free press, Detroit, 2006 p. 59
2. Université de Hofstra, Débat Mac Cain/Obama animé par Bob Schieffer, 15/10/2008, sur la question de la dépendance pétrolièrehttp://www.lemonde.fr/web/vi/0,47-0@2-829254,54-1101639,0.html


Detroit = Shrinking city

Le contexte dans lequel le projet trouve ses racines est la décroissance de la ville. Les villes ont depuis toujours connu des cycles de croissance, de stagnation mais aussi de contraction. Les statistiques accablantes révèlent la triste réalité de Détroit. 


Ce dernier phénomène est devenu le théâtre de l’émergence d’un type de projet caractéristique de ce début de XXIème siècle fut mis à jour, disséqué et défini par Schrumpfende Städte / Shrinking Cities, groupe de recherche dirigé par Philipp Oswalt et composé d’architectes, d’urbanistes et d’artistes qui s’intéressent au phénomène de “rétrécissement” des villes. Dépeuplement, abandon progressif des espaces et du bâti, le projet initié par Oswalt tente de trouver dans cette apparente fatalité des outils pour retrouver des qualités dans la ville qui se nanifie. Leur intérêt se porta tout d’abord sur les villes jumelées de Halle et Leipzig en Allemagne, pour s’ouvrir ensuite à d’autres villes : Manchester/Liverpool en Angleterre, Ivanovo en Russie et Détroit. Ces recherches ont conduit à l’élaboration d’une grande base de données, constamment mise à jour, parue sous la forme de deux volumes. Un premier consacré à l’analyse, un second intitulé “Intervention” où sont rassemblés de nombreux projets élaborés par d’autres, et regroupés par types. Nous trouvons dans ce volume le pire et le meilleur, Broadacre City partage la page avec une tentative vaine de projet alternatif par des étudiants. Ce document fut toutefois un outil précieux dans notre travail.1

Le fait d’intervenir dans une “shrinking city” implique d’accepter un phénomène de désurbanisation, et donc de revoir sa logique et ses pré requis afin de s’adapter à une situation d’urbanité en crise. Une question se pose alors : Quel rôle l’architecte peut-il jouer en ne se concentrant non pas sur des enjeux de construction, d’urbanisation et de densification, mais à l’inverse : de programmation et de conception qualitative d’une dé-construction, dés-urbanisation, dé-densification ? 


L’approche des shrinking cities préconise de briser ce dilemme en cherchant d’autres scénarios de développement qui n’emploient pas futilement les éléments disponibles pour mener les shrinking cities à une aire de croissance standard, mais plutôt d’employer les uniques qualités en positif. Le pré requis est alors d’abandonner l’idée d’uniformité et de consciemment emphaser les différentes qualités.

Notre position sera dans un premier temps d’analyser et de disséquer ce phénomène à travers di vers paramètres, pour dans un second temps synthétiser et recombiner ces éléments dans le but d’explorer de nouvelles typologies qui pourront prendre part à l’urbanisme de Détroit. La singularité de notre PFE tient dans ce paradoxe à mieux percevoir et théoriser. Nos enjeux sont alors de révéler la pertinence de ces modifications et qualification du territoires ainsi que les nouveaux modes de vie. 


Detroit = Ville néolibérale

          Ford urbanism

Au début du XXème siècle, la population de Détroit est de 285 000 habitants. L’industrie automobile explose alors, les usines fleurissent rapidement dans la première frange de la ville, des logements ouvriers sont construits d’urgence à proximité, l’immigration vers la Motor City est incontrôlable. L’expansion de cette frange est si rapide que l’on donne comme nom, à chaque nouveau boulevard périphérique, la distance qui le sépare du Downtown (6 miles Road, 7 miles Road, etc.). Le boom de l’industrie automobile est si éclatant qu’il fige tous les urbanistes, assistant au spectacle de la force de la machine, abasourdis. En effet, cette effusion urbaine ne laisse pas le temps de réfléchir aux questions de l’expansion, de la mixité, des infrastructures, ou d’une quelconque volonté externe. La machine à ses règles dans une logique implacable. Rem Koolhaas décrit Manhattan à travers une théorie qui s’est développée par elle-même, et qu’il a seulement mise en évidence à posteriori 2. De la même façon on pourrait désormais écrire le manifeste rétroactif de Détroit, ville néo libérale, dans le sens où sa logique est si implacable que l’état providence est inexistant.

1. OSWALT, Philipp, Shrinking Cities volume 2, interventions, Hatje Cantz ed. , 2006, 831 pages
2. KOOLHAAS, Rem, New York délire: un manifeste rétroactif pour Manhattan, Paris, Chêne,1978




          The city is a compagny

L’expansion urbaine, due à l’industrie automobile, a donné à la ville une nouvelle échelle, conférant plus de force au projet de Henry Ford. Chaque employé doit pouvoir venir à son travail en voiture, et le système des voiries doit le lui permettre. On lance la construction des streets cars. La ville se constitue comme Ford envisage la production: l’ouvrier, chez Ford, consomme le produit de son propre labeur, pour renforcer l’implacabilité du système dans lequel il est impliqué, et de manière à écarter toute alternative. Le citoyen consomme le territoire de manière si définitive, qu’il bannit lui-même la moindre possibilité d’ordonnancement. Il entérine un système qui l’exclut intrinsèquement: La répartition géographique des populations est incluse dans les règles du jeu, les plus éloignées des sites de production étant les plus riches, elles ont plus de moyens financiers et de raisons d’emprunter leur véhicule. Notons tout de même qu’il fallut attendre les émeutes de 1967 pour que la classe supérieure abandonne le centre ville qui lui était attribué dans la tradition bourgeoise. La réussite de cet urbanisme, en devenant effectif, puisqu’il ne peut être régulé par un tiers, devait le conduire à sa propre perte. La saturation entraîne le déclin, comme c’est le cas pour toute industrie ou service. Les infrastructures insuffisantes entraînent des bouchons, et des retards qui vont à l’encontre du rêve de Ford. James Howard Kunstler écrit dans geography of nowhere : «the city trouble were greatly aggravated by changes in the physical patterns of life wrought by the car culture». En 30 ans, la population a été multipliée par 7, la ville s’est laissée complètement submerger. La ville devient une entreprise quelconque, confrontée à son cycle de vie irréversible, elle peut contempler son avenir dans la banalité inexorable de la courbe de Gauss . Mais on ne délocalise pas la ville, qui se définit par ses coordonnées géographiques. On se tourne vers ses managers, inexistants, puisque la rationalité supposait un auto accomplissement (donc sans direction).


          Ford city=pionner city

Libérée de tout préjugé, la ville industrielle se développe dans un temps très court, elle doit optimiser la production, et devenir sa traduction spatiale. La ville est en perpétuelle transformation, constamment articulée par le capital, le travail et la matière, et par rien d’autre, contrairement à la ville européenne. Ce sont dans ces mêmes termes que se sont constitués les camps des pionniers, pragmatiques, provisoires, au service exclusif de la production et à l’accumulation de richesses. On peut en effet faire un parallèle entre le colonialisme et le fordisme, les deux forces qui ont probablement le plus agi sur le paysage américain. Ces deux régimes, d’après le naturaliste Barry Lopez, considèrent leur environnement naturel comme «a store for raw materials and a set of logistical obstacles to be overcome in the pursuit of optimized profits».1 Peter Gordon, dans une projection d’un camp de pionniers en Géorgie typique du XVIIIème siècle illustre naïvement ce rapport à l’environnement. La nature est un ensemble homogène, qui n’est rien d’autre qu’un territoire à conquérir, prêt à disparaître. On se trouve dans une telle rationalité, que la ville semble se construire elle-même obéissant à son propre mécanisme, le capital. Le geste de l’urbaniste est réduit à la définition d’une enceinte. L’espace dégagé, neutre, vierge, attend fébrilement la négociation entre le colon et le capital. Cette conception de la pratique urbaine est opposée à la logique du palimpseste, chère à la vieille Europe, dont on mesure l’âge d’un territoire domestiqué au nombre de couches qui la compose, à son épaisseur. Ici, on conquiert l’espace horizontalement, il n’a pas d’épaisseur, il n’est considéré qu’en terme de potentiel (exploité ou à exploiter). La rationalité nous renvoie à l’imagerie du camp militaire. En revanche, en entretenant la fiction d’un urbanisme permanent, il s’en écarte.

1. LOPEZ, Barry Holstun, the Rediscovery of North America, Lexington, the university press of Kentucky, 1990




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